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.DOMINIQUE JANICAUD
Heidegger en France

I


Allons-nous penser l'horreur nazie grâce à la pensée de Heidegger? Ou tout le contraire: est-ce cette pensée, elle-même leurrée, qui nous bouche la voie de la justesse et de la justice? Ce rappel trop rapide ravive une angoisse et une attente renaissantes (et diffuses dans les rebondissements de la polémique depuis la Libération) qui dépassent de loin la simple énumération des faits exacts ou inexacts sur le comportement de l'homme Heidegger. La question de fond, l'enjeu: y a-t-il un recours en cette pensée? Ce petit homme matois, terriblement intelligent, mais au profil psychologique déconcertant, est-il porteur d'un message, des signes d'une pensée nouvelle, d'un cheminement décidément illuminant pour nos pauvres vies - ou tout cela n'est-il que rhétorique, poudre aux yeux, jeux de langage? On pourra ironiser tant qu'on voudra sur la « légèreté» des uns ou des autres. Vouloir éliminer cette inquiétude et cet espoir, ce serait se résigner à une perte incommensurable: celle de l'interrogation sur le sens même (ou le non-sens) de la détresse de notre siècle et de notre époque.

"J'aime tout cela parce que j'ai la conviction qu'il n'y a pas d'oeuvre essentielle de l'esprit dont les racines ne plongent dans un sol original sur lequel il s'agit de tenir debout." Heidegger


.DOMINIQUE JANICAUD
Heidegger en France

II

Car il faut bien s'entendre sur l'expression « das denkende Diehten ». Sur quoi l'accent est-il mis? L'insistance est sur le déploiement du caractère poétique encore voilé de l'écoute de l'être. La pensée de l'être devra trouver son champ et sa langue. Heidegger a peu d'émules encore dans ce domaine, parmi les « philosophes ». Pour exprimer l'Ereignis, Heidegger nous invite-t-il à trouver une langue nouvelle, capable de dire le séjour terrestre, dans l'humilité et la gloire tout ensemble de notre abandon? Je le crois et c'est ce qui m'anime dans ma propre écriture, qui n'est pas d'abord celle d'un poète, mais n'est plus celle d'un « philosophe». Roger Munier

ANSELME JAPPE

La page Anselm Jappe sur Lieux-dits

FRANCOIS JARRIGE
La ronde des bêtes
Le monde animal et la fabrique de la modernité

"Ce que l’on nomme le capitalisme industriel n’est pas un élément extérieur qui viendrait menacer la « nature », il est d’abord « une certaine façon d’organiser la nature » et le monde vivant, de les mobiliser et les modeler en sorte d’en tirer le maximum de profit ."

"Après 1850, les animaux prolétaires des mines changent donc totalement de fonction : au lieu de faire tourner l’axe des baritels, ils tirent désormais les charges ; ils seront d’ailleurs de plus en plus nombreux à le faire, puisque leur présence dans les mines culminera vers 1935, avec 10 000 chevaux employés. Par ailleurs, cette descente s’accompagnera d’une transformation des chevaux sous l’effet des expérimentations des zootechniciens. À la fin du XIXe siècle, ceux-ci se mettent en effet à modifier les races afin d’obtenir des animaux plus trapus, courts sur patte et résistants, adaptés à l’environnement souterrain."


Loin de passer pour des bêtes de somme passives, les animaux sont de plus en plus fréquemment considérés aujourd’hui comme des agents autonomes doués d’intelligence et capables d’initiatives. Les rares travaux consacrés à la sociologie du travail animal insistent sur la part d’agentivité qui caractérise leurs comportements. Par expérience et apprentissage, ils intègrent en effet les règles du travail, ses normes et ses contraintes. Ils appartiennent à des collectifs complexes et interspécifiques fondés sur des règles partagées, des formes de coopération, de confiance, mais aussi de rejets, de conflits et d’inégalité

Tim Ingold : " Si l’équation cartésienne animal/machine a pu servir à justifier [l’]usage [des animaux] comme moteurs mécaniques primaires, elle est contredite par les techniques répressives qui ont dû être appliquées pour les maintenir dans cette fonction."

" Peu à peu au fil du siècle, les élites urbaines s’élèvent contre la traction équestre, perçue comme une source de désordre, de danger et d’insalubrité nécessitant l’adoption rapide de l’automobile. La ville modèle, moderne et rationnelle, promue par les réformateurs sociaux doit être délivrée de ses bestiaux qui encombrent et sentent mauvais. Les ingénieurs et apôtres de la rationalisation technique du travail n’ont de leur côté que mépris pour ce travail animal jugé inefficace et à l’origine d’un abondant gaspillage de ressources agricoles. Après un siècle de débats au cours desquels l’énergie animale apparaissait comme une source de progrès et une manifestation de modernité, les années 1920-1930 voient en Europe la marginalisation apparemment définitive de cette lignée technique. "

" La politique de modernisation est un aspect essentiel du régime de Vichy ; préparant l’agriculture moderne et mécanisée de l’après-guerre tout en assurant l’indispensable ravitaillement avec les moyens disponibles, elle prend plusieurs formes : l’encouragement au remembrement des terres, le pilotage génétique des plantes cultivées, l’organisation de la lutte chimique contre les « ennemis des cultures » et l’incitation au machinisme. Vichy fait même des machines son emblème, s’inspirant de l’Allemagne, qui apparaît en avance dans ce domaine. Il faut faire disparaître tout l’attirail vieillot et bricolé avec lequel de nombreux paysans français continuent de travailler. Les ingénieurs modernisateurs, tel René Dumont, ne cessent de le rappeler. Le corps du Génie rural se veut acteur décisif de ce processus, élite chargée d’accélérer la modernisation des campagnes au moyen d’ouvrages hydrauliques, de drainages, de remembrements, d’électrification, d’améliorations de l’habitat et d’encouragement au machinisme. D’après ces ingénieurs, la terre est surtout un outil de production qu’il s’agit de façonner dans « un pays extraordinairement arriéré » au regard de  la Suisse, des Pays-Bas, de l’Allemagne, du Danemark ."

" La nostalgie n’est pas seulement le constat d’une disparition sans retour, elle ouvre l’imaginaire au-delà d’un présent rétréci pour impulser une force de réinvention . » En matière écologique notamment afin d’enrayer « l’amnésie générationnelle environnementale » et l’oubli des relations passées au monde vivant, la nostalgie peut devenir un outil de redécouverte et d’actualisation dans le présent de pratiques disparues ou jugées désuètes  ."

« Loin d’un archaïsme périmé, l’animal de travail et ses équipements associés deviennent des êtres hybrides, mélanges de nature et de culture, de tradition et de modernité, susceptibles d’offrir des réponses aux impasses écologiques du présent. "

"L’histoire de ces bêtes tournant en rond est-elle celle d’un long esclavage, comme l’envisagent généralement les observateurs ? Ou bien est-elle aussi l’expérience de la survie commune des humains et des vivants non humains dans un environnement difficile, les uns s’appuyant sur les autres pour extraire, broyer, produire en négociant avec les contraintes du milieu et les ressources disponibles ?"

"Tout au long de l’histoire, les humains se sont développés et ont évolué au contact d’une grande variété d’espèces animales dont nous avons largement perdu le souvenir et la mémoire. Leur mobilisation pour produire de la force témoigne certes d’un rapport d’exploitation, de soumission, voire de violence, mais elle renvoie aussi à des rapports plus complexes, familiers, quotidiens, modelés par des émotions et du symbolique, fondés sur la coexistence et la solidarité des exploités. Ce sont en effet souvent les acteurs les plus modestes qui usent encore de ces équipements à force animale à l’époque contemporaine et cherchent à les conserver en les réparant et les adaptant à divers besoins."

"Aujourd’hui, le travail des animaux est loin d’avoir disparu mais il ne cesse de se recomposer. En Occident, il se concentre sur les tâches de garde, de surveillance, de loisir ou, de plus en plus, du soin. Désormais, le « compagnonnage » constitue la modalité dominante des relations avec les animaux, mais aussi un marché très lucratif (aliments, accessoires, salons, activités et autres)"

 

 


PAUL JORION
Défense et illustration du genre humain


"Ici, je dresse l’inventaire de ce que nous, êtres humains, manifestations du vivant, avons pu comprendre jusqu’ici de notre destin, j’évalue chaque élément et je rassemble ces fragments pour en faire un tout, en espérant que ce tout assurera notre salut. Lequel est sérieusement compromis aujourd’hui, soit du fait de notre indifférence – ou, dit plus charitablement, du fait que nous ne nous en préoccupons que de manière intermittente comme d’une question secondaire sans urgence particulière –, soit en raison de notre exigence puérile que toute solution, pour pouvoir être prise en considération, doive déboucher sur un profit."


FRANCOIS JULLIEN

La page François Jullien sur Lieux-dits